Dans cette réflexion, Martha Schabas, auteure et directrice éditoriale, explore le travail de l’artiste Sagarika Sundaram, révélant la façon dont l’art et le design peuvent nous reconnecter avec le monde naturel et approfondir notre perception de nous-mêmes. Plongez dans leurs réflexions et réveillez le lien créatif qui vous rattache à la nature.
The Poetry of Place
A Pullman Draft is an idea. A provocation. A spark for conversation and an invitation to think differently. Welcome to Pullman Drafts, a series of personal reflections with the House of Beautiful Business, featuring bold voices from business, culture, media, and technology.
2 octobre 2025
moins d'une minute
Quand vous étiez petits, peut-être aviez-vous une cabane dans un arbre surplombant votre quartier, dans laquelle vous vous asseyiez et vous sentiez aussi vieux que les racines qui se trouvaient en contrebas. Ou bien avez-vous une cabane en bord de mer, dans laquelle vous aimez siroter du vin et contempler l’infini de l’océan ? Ces endroits à la fois sauvages et domptés, naturels et cultivés, sont auréolés d’une certaine forme de magie. Ils soulignent notre lien avec la terre et nous rappellent que nous faisons partie d’une chose plus ancienne que nos villes, nos gratte-ciels et nos monuments.
L’été dernier, à Paris, alors que nous nous trouvions devant le Panthéon sous 30 degrés, une femme donna un ticket de métro à mon fils de trois ans. « Un souvenir à ramener chez soi », nous dit-elle, expliquant que les tickets vieux de 120 ans sont progressivement remplacés par de nouvelles cartes à puce. Mon fils a glissé le ticket dans sa poche et l’a aussitôt oublié. Mais plus tard dans la soirée, j’ai pris soin de le récupérer dans son short. Ce qui n’avait que peu d’intérêt pour lui était pour moi chargé de souvenirs.
Il y a dix ans, je me suis rendu à Paris, pour prendre un peu de distance avec ma vie et terminer le roman que j’étais en train d’écrire. Je sous-loue un appartement dans le 18e arrondissement, juste au nord du quartier bruyant de Montmartre. Mon bureau donnait sur une vieille cour où poussait un robinier qui s’élançait entre les pavés. Durant les beaux jours, j’ouvrais les portes-fenêtres et poussais mon bureau contre la balustrade du balcon afin d’être à cheval entre l’intérieur et l’extérieur. J’ai toujours été attiré par les espaces dont la distinction entre l’intérieur et l’extérieur est ténue. Ces petits mondes intermédiaires ont quelque chose d’apaisant, de stimulant aussi, car ils permettent à la météo d’influencer mon humeur. En tant qu’auteur, je recherche cette proximité avec la volatilité de la nature. Mais jamais je n’irais jusqu’à installer un espace de travail à l’extérieur. Ce qui m’inspire justement, c’est cette tension entre l’intérieur et l’extérieur.
C’est mon attrait pour cette tension qui m’a attiré vers l’œuvre fascinante de Sagarika Sundaram. Cette sculptrice et artiste née en Inde, et vivant à New York, utilise une technique ancestrale de feutrage qui consiste à teindre à la main de la laine brute et à la diffuser avec de l’eau savonneuse pour créer des structures complexes et texturées qui s’élèvent du sol, pendent du plafond, s’enroulent autour des arbres ou remplissent les crevasses entre les rochers. Elle est fascinée par l’indissociabilité des êtres humains et de la nature, ainsi que par la tension entre l’intérieur et l’extérieur. « La nature est profondément ancrée dans ma psychologie », me dit-elle. « J’aime ouvrir les choses : les géodes, les cristaux, les fleurs. « Je suis intriguée par les mystères qu’elles renferment », dit-elle.
Nous discutons sur Zoom, par un après-midi ensoleillé d’automne. Je suis à Toronto, et elle, dans l’un de ses trois studios à Manhattan. En parlant de son travail, elle est impatiente de me montrer les photos de ses dernières expositions et s’arrête sur une fresque murale colorée composée de tissu, de laine brute et de fils qui pendent. Proche du centre se trouve une forme ovale, prise dans un réseau de fils nervuré. « Je suis attirée par les formes abstraites qui peuvent être interprétées de plusieurs façons : il peut s’agir d’une fleur carnivore ou bien d’un globe oculaire », dit-elle en souriant. « Mon travail explore notre relation avec ce qui est indomptable. Je pense que cela reflète un aspect de la nature qui est féroce, séduisant, et qui, d’une certaine manière, reflète la nature humaine.
Créer des portails vers des mondes distincts
Sagarika sait que sa fascination pour la relation entre l’homme et l’environnement remonte à son enfance. Née à Kolkata, elle a déménagé plusieurs fois au cours de son enfance, ce qui la confronta à des paysages très différents. Elle passa son enfance avec sa famille à Dubaï. À l’époque, la ville n’était pas la métropole qu’elle est aujourd’hui. C’était un « désert urbain » entouré de terres arides et d’étendues de sable, avec des hivers doux et des étés arides et inhospitaliers. Elle retourna ensuite en Inde pour fréquenter un internat expérimental situé dans une vallée luxuriante du Sud, une expérience qui inspira sa créativité naissante. « C’était la première fois que je disposais d’autant d’espace naturel », dit-elle. « La vallée a été un formidable réceptacle pour notre développement. Nous avions l’habitude de faire des randonnées dans les collines, cela était une composante majeure de notre éducation. »
À l’école, Sagarika a développé un rituel avec la nature qui a été pour elle très formateur. Chaque jour, elle passait sous un grand cassier où elle ressentait, le temps de quelques minutes, la joie la plus pure. « Ses feuilles étaient d’un jaune éclatant, et la lumière créait de superbes ombres qui vacillaient », dit-elle. Un jour, un ami la surprit en train d’effectuer son rituel, et lui demanda ce qui la faisait rire de la sorte. Sagarika se sentit observée mais n’éprouva aucune gêne. « Elle me disait que bien qu’ils furent immatériels, ces moments de bonheur étaient bien réels », explique-t-elle.
Aujourd’hui, Sagarika travaille dans un studio du Silver Arts Project, au 28e étage du Four World Trade Center. De grandes fenêtres donnent sur le mémorial du 11 septembre et le fleuve Hudson. Ici, la tension entre l’artificiel et le naturel atteint son apogée poétique. Surplombant une jungle de verre et de béton au sud de Manhattan, Sagarika travaille selon une tradition ancestrale, en transformant des quantités pharaoniques de fibres brutes et duveteuses en tissu. Elle connaît actuellement une période de croissance créatrice avec son art, ce qui vient ajouter une tension supplémentaire à la ville exiguë qui s’étend en contrebas. « New York est en quelque sorte à l’opposé de l’idée d’espace », dit-elle. « Mais je trouve cela intéressant. Entre New York et l’Inde, je mène deux vies riches en créativité, en relations, en amitiés et en joie. L’un ne pourrait pas fonctionner sans l’autre : New York deviendrait trop étouffante pour moi, et l’Inde a aussi ses limites. Je suis consciente de la chance de disposer de ces deux écosystèmes florissants de création et d’innovation », explique-t-elle.
Dernièrement, Sagarika a tenté de pratiquer son art en extérieur, afin de voir ce que ces travaux donnent dans un environnement sur lequel elle a moins de contrôle. Elle s’intéresse de plus en plus à l’architecture, et crée des espaces que le spectateur peut parcourir et découvrir physiquement. Elle me montre une photographie d’une œuvre intitulée Passage Along the Edge of the Earth. Il s’agit d’une structure semblable à une tente, réalisée à partir d’un seul morceau de tissu qu’elle a feutré en superposant plusieurs couches de laine himalayenne compressées jusqu’à l’obtention d’une texture granuleuse. Elle affirme avoir été inspirée par les stupas bouddhistes, ainsi que par son désir d’explorer la relation cinétique générée entre un corps humain et un édifice. « Je souhaite voir comment les personnes interagissent avec les travaux, et créer des portails vers des mondes distincts », affirme-t-elle.
Intégrer la nature pour améliorer le bien-être
L’intérêt que porte Sagarika à l’intersection de l’humain, de la structure et de l’environnement n’est pas sans rappeler les traditions ancestrales de l’architecture et du design. L’architecte Frank Lloyd Wright était très inspiré par les formes et les motifs présents dans les paysages, la lumière et l’eau. Il voulait que ces maisons et ces édifices soient des temples du bien-être, en parfaite harmonie avec le monde qui les entourait. Il poussait ses élèves à « étudier la nature, aimer la nature, rester proches de la nature », insistant sur le fait que celle-ci ne les décevrait jamais. L’une de ses plus célèbres créations, le Guggenheim à New York, aurait été conçue pour ressembler à une coquille de nautile, tandis que sa rotonde de verre évoque la symétrie radiale d’une toile d’araignée.
L’architecture qui favorise les interactions bénéfiques entre la nature et les individus connaît actuellement une forme de renaissance. La « conception biophilique », approche considérant la nature comme une source de tranquillité, de productivité et de bien-être, a inspiré la création de nombreux nouveaux espaces et bâtiments remarquables : la High Line à New York, la coulée verte René-Dumont à Paris, l’Apple Park dans la Silicon Valley, le Bosco Verticale (recouvert de 20 000 plantes) à Milan, et bien d’autres encore. La philosophie derrière ce mouvement architectural considère que les humains sont à leur meilleur lorsqu’ils vivent en harmonie avec la nature. Ce concept inspiré de la préhistoire, part du postulat que l’humanité a évolué des milliers d’années en réponse à la nature qui l’entourait, tandis que notre urbanisation ne représente qu’un infime fragment dans l’histoire de notre espèce. L’idée qui sous-tend cette conception estime que nous sommes le plus en paix avec nous-mêmes et avec notre environnement quand nous occupons des espaces qui reproduisent cette relation fluide, dynamique et symbiotique avec la nature.
Quelque temps après ma conversation avec Sagarika, je tombe sur le ticket de métro parisien que j’avais glissé dans mon journal. Il ne s’agit que d’un simple bout de carton, mais il exerce sur ma mémoire une attraction irrésistible, déclenchant un flot d’images et d’émotions. En passant mon doigt sur sa bande magnétique, je me retrouve sur mon balcon dans le 18e arrondissement, avec la vue sur la cour, les pavés, le robinier. Je ressens l’effet transcendant que me procure le fait d’être suspendu entre l’intérieur et l’extérieur, je me sens calme, inspirée, impatiente d’écrire.
Dernièrement, j’ai trouvé des moyens d’intégrer ce sentiment dans mes humeurs au quotidien. Assise à mon bureau à Toronto, j’essaie de voir mon environnement différemment avec à l’esprit la fascination de Sagarika pour les choses et « les mystères qu’elles renferment ». À la fenêtre, mon regard divague, et je m’imagine ouvrir des choses : les géraniums fanés de mon jardin amateur, le tronc de mon pommier sauvage, le sol recouvert de feuilles qui durcira bientôt à l’arrivée du premier gel ; ainsi, je tente d’accéder à des vérités plus profondes sur la nature. J’imagine que l’on pourrait dire que je cherche une forme de poésie sur mon lieu de travail, et plus généralement dans mes tâches quotidiennes, observant le monde d’un œil plus attentif, en essayant d’insuffler un peu de magie à ces éléments ordinaires qui attirent mon attention. Dernièrement, j’ai découvert quelques techniques permettant de déclencher cette étincelle en moi, je suis sûre qu’elles vous inspireront également.
À propos de l’auteur
Sagarika Sundaram est une sculptrice et artiste vivant à New York réalisant des installations à partir de fibres naturelles brutes et de teintures. Ses œuvres ont été exposées au Bronx Museum of the Art, à New York ; à l’Al Held Foundation avec le River Valley Arts Collective, à Boiceville, dans l’État de New York ; au Moody Center for the Arts de l’université Rice, à Houston, au Texas ; à la British Textile Biennial, à Liverpool, au Royaume-Uni ; à la Chicago Architecture Biennial ; à la galerie Nature Morte, à New Delhi, en Inde, et à la Palo Gallery, à New York. Son travail a fait l’objet de critiques dans le New York Times et ARTnews. Elle est titulaire d’une maîtrise en beaux-arts (MFA) en textiles de Parsons / The New School, à New York. Elle a étudié au NID, à Ahmedabad, et au MICA, à Baltimore. Elle est résidente au Sharpe Walentas Studio Program à New York. Elle est représentée par Nature Morte (Inde) et Alison Jacques (Royaume-Uni).
Martha Schabas est directrice éditoriale de House of Beautiful Business. Elle est l’auteure de deux romans, My Face in the Light (2022) et Various Positions (2011). Elle était auparavant critique de danse au Globe and Mail, le plus grand quotidien national du Canada, où elle écrivait également sur le théâtre et les livres. Ses essais, ses critiques artistiques et ses nouvelles ont été publiés dans de nombreuses revues.